Voici une carte postale du 4e arrondissement que je possède depuis
très longtemps. Une des premières que j'ai acheté car depuis mon
adolescence, je suis un grand amoureux de l’œuvre d'Emile Zola e elle
représente un lieu qui joue un rôle important dans un des premiers
romans : Thérèse Raquin.
Il s'agit, en effet, de la morgue de Paris. Celle-ci était situées à
la pointe Est de l'île de la Cité. La carte postale date de 1911 comme
l'indique le cachet et une signature de l'expéditeur appelé Matial qui a
indiqué la date du 29 janvier 1911 :
La vue est prise depuis le quai de l'archevêché en direction de l'Île
Saint-Louis. La vue est méconnaissable depuis puisque le bâtiment que
l'on peut voir a été remplacé par un jardin, le square de l’Île de
France dont on voit la haie et la grille séparative.
Le seul immeuble de la carte postale que l'on peut reconnaître est celui qui apparaît en haut à gauche :
Il a exactement le même aspect aujourd'hui :
Il s'agit de l'immeuble qui est situé entre le quai d'Orléans et la rue Jean du Bellay :
Voici donc une juxtaposition"avant/après" sous un angle semblable :
Pour finir, revenons en au bâtiment qui occupe l'essentiel de la carte postale envoyée en 1911 :
Le bâtiment avait été construit en 1868 par le préfat Haussmann dans le
but d'identifier les cadavres retrouvés dans Paris : une vitrine
présentait les corps sur douze tables inclinées sur de marbre noir avec
au-dessus les effets personnels retrouvés avec le quidam.
Dans Thérèse Raquin (publié en 1867), Emile Zola décrit en fait une
morgue plus ancienne construite en 1804, de plus petite dimension et qui
était installée sur le quai du Marché Neuf sur l'ïle de la Cité (pas
loin du quai St Michel) (voir un article de histoires-de-Paris sur
cette morgue). Cependant, pour avoir une idée de l'atmosphère de la
morgue, il n'est pas inutile de relire le passage très documenté (comme
toujours) que lui consacre Emile Zola dans Thérèse Raquin (1867) [Surtout que comme je l'ai écrit en début de cet article c'est ce roman qui m'a donné envie de m'intéresser au sujet] :
Le personnage de Laurent, l'amant et assassin du mari de Thérèse Raquin fréquente l'endroit. "Le
mari de Thérèse était bien mort, mais le meurtrier aurait voulu
retrouver son cadavre pour qu’un acte formel fût dressé. Le lendemain de
l’accident, on avait inutilement cherché le corps du noyé ; on pensait
qu’il s’était sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous les berges
des îles. Des ravageurs fouillaient activement la Seine pour toucher la
prime.
Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue,
en se rendant à son bureau. Il s’était juré de faire lui-même ses
affaires. Malgré les répugnances qui lui soulevaient le cœur, malgré les
frissons
qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit jours,
régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur les
dalles.
Lorsqu’il entrait, une odeur fade, une odeur de chair
lavée l’écœurait, et des souffles froids couraient sur sa peau ;
l’humidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus
pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les
spectateurs des cadavres ; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait. Devant lui s’alignaient les rangées de dalles grises. Çà
et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et
jaunes, blanches et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs
vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres semblaient des tas de
viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur,
pendaient des loques lamentables, des jupes et des pantalons qui
grimaçaient sur la nudité du plâtre. Laurent ne voyait d’abord que
l’ensemble blafard des pierres et des murailles, taché de roux et de
noir par les vêtements et les cadavres. Un bruit d’eau courante
chantait.
Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l’un à
l’autre. Les noyés seuls l’intéressaient ; quand il y avait plusieurs
cadavres gonflés et bleuis par l’eau, il les regardait avidement,
cherchant à reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur
visage s’en allaient par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie,
la face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait ; il examinait les corps, il tâchait de retrouver les maigreurs
de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; il voyait des ventres
énormes, des cuisses bouffies, des bras ronds et forts. Il ne savait
plus, il restait frissonnant en face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des grimaces horribles.
Un matin, il fut pris d’une véritable épouvante. Il regardait
depuis quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré.
Les chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que l’eau
courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait
sur la face, creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez
s’aplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La
tête du noyé éclata de rire".
Qu'on ne pense pas qu'un tel lieu était désert et très peu fréquenté. C'est même tout le contraire !
J'ai trouvé un article PASSIONNANT sur la morgue et en particulier la morgue de Paris : Laurie LAUFER, La morgue, voir l'irreprésentable.Voici ce qu'elle explique à propos de la morgue de Paris : " Dès
le XIVe, les prisons du Châtelet comportaient un dépôt de cadavres dans
la basse geôle. À cette époque les morts sont entassés, et on peut les
voir au travers de guichets aux fins d’identification. Le XIXe siècle
institutionnalise la Morgue, établie en deux sites au cœur de la
capitale, à la pointe de l’île de la Cité, ouverte quotidiennement au
public".
Elle cite de plus un autre spécialiste du sujet très utile pour
commenter la carte postale d'aujourd'hui, Bruno BERTHERAT (qui a
soutenu en 2002 une thèse à l'Université Paris I intitulée : La morgue de Paris au XIXe siècle (1804-1907) : les origines de l'institut médico-légal). Lors d'un colloque celui-ci a affirmé"L’exposition publique n’a jamais cessé d’être au XIXe siècle un spectacle populaire. Un journaliste va jusqu’à affirmer, à la fin du siècle, que « la Morgue fait partie des curiosités cataloguées “choses à voir”,
au même titre que la tour Eiffel, Yvette Guilbert (la célèbre chanteuse
de cabaret rendue célèbre par Toulouse-Lautrec) et les catacombes ». On
peut même dire que la Morgue a été l’un des monuments parisiens les
plus visités du siècle".
Un juge d'instruction Adolphe Guillot a écrit un livre Paris qui souffre, La basse geole du Chatelet et les morgues modernes, 1887 sur Gallica pour dénoncer la situation: "La
Morgue devient la grande attraction ; l’ouvrier quitte son atelier, la
femme prend son nourrisson sur ses bras, l’enfant fait l’école
buissonnière et les voilà qui partent en longue file, bras dessus et
bras dessous, non pour s’en aller dans les champs respirer un air pur et
recueillir des fleurs au fond des bois, mais pour se repaître d’un
spectacle dégoûtant au milieu de l’âcre odeur de l’acide phénique ;
peu leur importe, ils sont contents, ils vont comme à une partie de
plaisir ou à une revue, ils font la queue pendant des heures entières,
ils se bousculent à la porte, ils montent les uns sur les autres". Lire le.
Le préfet Lépine ferma les portes de la Morgue par un décret du 15
mars 1907. La carte postale envoyée en 1911 montre donc un lieu qui
n'était plus ouvert au public.
La morgue de l'île de la Cité a fini par être transférée en 1914 au
quai de la Rapée où se trouve toujours aujourd'hui l'Institut
Médico-légale. Le bâtiment a été détruit pour être remplacé par le
square qu'on y trouve aujourd'hui.