Quand on se promène à la pointe
orientale de l’île de la Cité et qu’on
entre dans le square de l’Île-de-France par l’entrée nord, on passe entre deux grands éléments en
pierre, visiblement très anciens et usés par le temps, sans savoir de quoi il s’agit. Dressés face au chevet de Notre-Dame, ils
intriguent, et curieusement, aucune plaque ne vient éclairer leur histoire.
Rien non plus sur le site internet de la Ville de Paris, pas même sur la page
consacrée à ce square.
Étant à l’origine de la pétition « Sauvons les squares de
Notre-Dame », lancée en 2023 pour
défendre ces espaces menacés par le projet de réaménagement des abords de la
cathédrale, je m’intéresse
de près à l’histoire
et à l’architecture
de ce lieu — qui fait aujourd’hui
partie intégrante du Mémorial des martyrs de la Déportation. Parce que je l’aime, bien sûr, mais aussi parce que, pour défendre un
site patrimonial, il est indispensable de bien le connaître.
Grâce à la mobilisation
citoyenne, le projet a évolué dans le bon sens, mais le square va quand même être
réaménagé, en particulier à l’emplacement
de ces vestiges. Il fallait donc que je me mette sérieusement en quête de
comprendre leur origine, au risque de voir disparaître, durant les travaux, des
éléments qui représentent sans doute un véritable intérêt patrimonial.
Leur style gothique flamboyant évoquait
clairement l’architecture
religieuse parisienne de la fin du Moyen Âge, mais leur origine précise m’était
inconnue. Sur X, j’ai
donc interpellé mes abonnés, parmi lesquels figurent de vrais experts, ainsi
que des passionnés pointus en histoire et en architecture.
Certains pensaient qu’ils pouvaient provenir d’une des campagnes de restauration de Notre-Dame, d’autres y voyaient des vestiges de l’ancienne passerelle de la Cité, qui reliait l’île de
la Cité à l’île Saint-Louis, et on évoquait aussi la piste de l’ancien Palais de l’Archevêché. Pourtant, aucune de ces hypothèses ne
correspondait vraiment, ni par la sculpture, ni par les dimensions.
Le Palais de l’Archevêché, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIᵉ au XVIᵉ siècle, Eugène Viollet-le-Duc.
Vue stéréoscopique de l’ancienne passerelle de la Cité et du pont
Louis-Philippe, vers 1859. Photographie : anonyme / Bibliothèque de l’Hôtel de
Ville de Paris.
En fouillant les archives
photographiques et les inventaires, et avec un peu de chance, j’ai fini par identifier leur provenance. C’est en découvrant une photo en particulier, prise par
Gabriel Ruprich-Robert (1859-1953), architecte en chef des Monuments
historiques, au début des années 1940, que j’ai reconnu un élément qui m’était familier et que j’avais déjà observé ailleurs à Paris :
le motif de l’une
des balustrades de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, située en face du Louvre.
Le square de l’Île-de-France, au
début des années 1940. Photographie : Gabriel Ruprich-Robert / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine.
J’avais en tête ce motif que j’avais remarqué sur l’église, quand je m’étais intéressé au travail de Jacques Ignace Hittorff
(1792-1867), qui a construit juste à côté, en écho à Saint-Germain-l’Auxerrois,
la mairie du 1ᵉʳ arrondissement. Je savais aussi que cette
église avait fait l’objet
de grandes campagnes de restauration au XIXᵉ siècle.
L'église
Saint-Germain-l’Auxerrois, en 1858, avant la construction du beffroi et de la
mairie du 1er arrondissement. Photographie : Édouard Baldus.
L'église
Saint-Germain-l’Auxerrois, vers 1863-1870, après la construction du beffroi et
de la mairie du 1er arrondissement. Photographie : Édouard Baldus.
Et bingo : en regardant
attentivement la façade, je me suis rendu compte que certains pinacles
correspondaient exactement à ceux du square, tout comme la balustrade ajourée
(voir photo ci-dessous) !
Et en faisant une petite
recherche complémentaire, j’ai
eu la confirmation que lors des importantes restaurations menées au XIXᵉ siècle,
sous la direction de Jean-Baptiste Antoine Lassus (1807-1857) et de Victor
Baltard (1805-1874), plusieurs éléments sculptés très dégradés et devenus
dangereux avaient été remplacés par des copies. Parmi ces éléments figuraient
justement des pinacles et des balustrades (1).
Ces restaurations s’inscrivaient dans le grand mouvement de redécouverte
du patrimoine médiéval à Paris, après les destructions
révolutionnaires et l’abandon
des monuments pendant plusieurs décennies.
En 1927, la Ville de Paris décide d’aménager à l’extrémité de l’île de la
Cité un nouveau square public, à l’emplacement
de l’ancienne morgue
municipale (construite en 1867, démolie en 1923).
L’ancienne morgue de Paris /
Bibliothèque Nationale de France.
Pour donner un caractère
historique au jardin, en harmonie avec Notre-Dame, plusieurs fragments d’architecture gothique provenant des réserves
municipales sont installés sur place : au moins six pinacles (quatre alignés côté
est, deux à l’entrée nord-ouest) et plusieurs panneaux de balustrade ajourée. Des photographies
prises avant la construction du Mémorial des martyrs de la Déportation montrent
cet ensemble lapidaire complet, qui formait un décor unique à quelques pas de
la cathédrale.
Le square de l’Île-de-France
(après la destruction de la morgue), et les vestiges de
Saint-Germain-l’Auxerrois. Photo prise depuis la flèche de Notre-Dame.
Photo prise depuis le quai
d’Orléans, sur l’île Saint-Louis. On distingue les quatre pinacles qui étaient
situés à l’est du square, où se trouve aujourd’hui la stèle du Mémorial.
Lorsque le Mémorial des martyrs
de la Déportation, conçu par l’architecte
Georges-Henri Pingusson (1894-1978), est édifié et inauguré en 1962, la pointe
orientale du square est totalement transformée. C’est durant les travaux qu’une partie des vestiges disparaît, sans qu’on sache vraiment ce qu’ils sont devenus. Les deux pinacles encore visibles
aujourd’hui,
qui encadrent l’entrée
nord du square, sont les derniers témoins de cet aménagement patrimonial.
Mémorial des martyrs de la
Déportation, à Paris - © ECPAD/Djamal-Edine ISSOUF.
La question reste ouverte : les éléments
— les quatre pinacles et les fragments de balustrade — qui étaient installés côté
est ont-ils été conservés quelque part dans les réserves municipales, ou bien
ont-ils été perdus définitivement ?
À l’heure où un nouveau projet de réaménagement du site
approche à grands pas, il est plus que jamais nécessaire de rappeler la valeur
historique de ces vestiges. Ils racontent non seulement le Paris gothique du
XVe siècle, mais aussi la grande vague de restauration du XIXᵉ, puis la volonté
de transmission du patrimoine au début du XXᵉ.
Ces pierres méritent qu’on les regarde et qu’on les protège, car elles font partie de la mémoire de
Paris. Merci à Emmanuel de m’avoir
proposé d’écrire cet article sur son excellent blog !
Baptiste Gianeselli
L’église en 1834, avec ses
pinacles et balustrades d’origine, avant la destruction du tissu urbain ancien
qui l’entourait. Lithographie de Theodor Hoffbauer.
SOURCES
(1) Ministère de la Culture – Base
Mérimée, fiche PA00085796 ; Daniel Rabreau, Saint-Germain-l’Auxerrois, Éd. Picard, 1985 ; Viollet-le-Duc,
Dictionnaire raisonné de l’architecture
française, t. VII, 1864.