mercredi 2 juillet 2025

MMCMIV : Les pinacles oubliés du square de l'Île-de-France. Article de Baptiste Gianeselli

Quand on se promène à la pointe orientale de l’île de la Cité et quon entre dans le square de l’Île-de-France par lentrée nord, on passe entre deux grands éléments en pierre, visiblement très anciens et usés par le temps, sans savoir de quoi il sagit. Dressés face au chevet de Notre-Dame, ils intriguent, et curieusement, aucune plaque ne vient éclairer leur histoire. Rien non plus sur le site internet de la Ville de Paris, pas même sur la page consacrée à ce square.

Étant à lorigine de la pétition « Sauvons les squares de Notre-Dame », lancée  en 2023 pour défendre ces espaces menacés par le projet de réaménagement des abords de la cathédrale, je mintéresse de près à lhistoire et à larchitecture de ce lieu — qui fait aujourdhui partie intégrante du Mémorial des martyrs de la Déportation. Parce que je laime, bien sûr, mais aussi parce que, pour défendre un site patrimonial, il est indispensable de bien le connaître.

Grâce à la mobilisation citoyenne, le projet a évolué dans le bon sens, mais le square va quand même être réaménagé, en particulier à lemplacement de ces vestiges. Il fallait donc que je me mette sérieusement en quête de comprendre leur origine, au risque de voir disparaître, durant les travaux, des éléments qui représentent sans doute un véritable intérêt patrimonial.

Leur style gothique flamboyant évoquait clairement larchitecture religieuse parisienne de la fin du Moyen Âge, mais leur origine précise m’était inconnue. Sur X, jai donc interpellé mes abonnés, parmi lesquels figurent de vrais experts, ainsi que des passionnés pointus en histoire et en architecture.


Certains pensaient quils pouvaient provenir dune des campagnes de restauration de Notre-Dame, dautres y voyaient des vestiges de lancienne passerelle de la Cité, qui reliait l’île de la Cité à l’île Saint-Louis, et on évoquait aussi la piste de lancien Palais de lArchevêché. Pourtant, aucune de ces hypothèses ne correspondait vraiment, ni par la sculpture, ni par les dimensions.


Le Palais de l
Archevêché, Dictionnaire raisonné de larchitecture française du XIᵉ au XVIᵉ siècle, Eugène Viollet-le-Duc.
 

 
Vue stéréoscopique de lancienne passerelle de la Cité et du pont Louis-Philippe, vers 1859. Photographie : anonyme / Bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Paris.

En fouillant les archives photographiques et les inventaires, et avec un peu de chance, jai fini par identifier leur provenance. Cest en découvrant une photo en particulier, prise par Gabriel Ruprich-Robert (1859-1953), architecte en chef des Monuments historiques, au début des années 1940, que jai reconnu un élément qui m’était familier et que javais déjà observé ailleurs à Paris : le motif de lune des balustrades de l’église Saint-Germain-lAuxerrois, située en face du Louvre.

 
Le square de l’Île-de-France, au début des années 1940. Photographie : Gabriel Ruprich-Robert / Médiathèque de lArchitecture et du Patrimoine.

Javais en tête ce motif que javais remarqué sur l’église, quand je m’étais intéressé au travail de Jacques Ignace Hittorff (1792-1867), qui a construit juste à côté, en écho à Saint-Germain-l’Auxerrois, la mairie du 1ᵉʳ arrondissement. Je savais aussi que cette église avait fait lobjet de grandes campagnes de restauration au XIXᵉ siècle. 

 
L'église Saint-Germain-l’Auxerrois, en 1858, avant la construction du beffroi et de la mairie du 1er arrondissement. Photographie : Édouard Baldus.
 

 
L'église Saint-Germain-l’Auxerrois, vers 1863-1870, après la construction du beffroi et de la mairie du 1er arrondissement. Photographie : Édouard Baldus.

Et bingo : en regardant attentivement la façade, je me suis rendu compte que certains pinacles correspondaient exactement à ceux du square, tout comme la balustrade ajourée (voir photo ci-dessous) !

Et en faisant une petite recherche complémentaire, jai eu la confirmation que lors des importantes restaurations menées au XIXᵉ siècle, sous la direction de Jean-Baptiste Antoine Lassus (1807-1857) et de Victor Baltard (1805-1874), plusieurs éléments sculptés très dégradés et devenus dangereux avaient été remplacés par des copies. Parmi ces éléments figuraient justement des pinacles et des balustrades (1).

Ces restaurations sinscrivaient dans le grand mouvement de redécouverte du patrimoine médiéval à Paris, après les destructions révolutionnaires et labandon des monuments pendant plusieurs décennies.

En 1927, la Ville de Paris décide daménager à lextrémité de l’île de la Cité un nouveau square public, à lemplacement de lancienne morgue municipale (construite en 1867, démolie en 1923). 

 
L’ancienne morgue de Paris / Bibliothèque Nationale de France. 

Pour donner un caractère historique au jardin, en harmonie avec Notre-Dame, plusieurs fragments darchitecture gothique provenant des réserves municipales sont installés sur place : au moins six pinacles (quatre alignés côté est, deux à lentrée nord-ouest) et plusieurs panneaux de balustrade ajourée. Des photographies prises avant la construction du Mémorial des martyrs de la Déportation montrent cet ensemble lapidaire complet, qui formait un décor unique à quelques pas de la cathédrale.

 
Le square de l’Île-de-France (après la destruction de la morgue), et les vestiges de Saint-Germain-l’Auxerrois. Photo prise depuis la flèche de Notre-Dame.
 

 
Photo prise depuis le quai d’Orléans, sur l’île Saint-Louis. On distingue les quatre pinacles qui étaient situés à l’est du square, où se trouve aujourd’hui la stèle du Mémorial.  

Lorsque le Mémorial des martyrs de la Déportation, conçu par larchitecte Georges-Henri Pingusson (1894-1978), est édifié et inauguré en 1962, la pointe orientale du square est totalement transformée. Cest durant les travaux quune partie des vestiges disparaît, sans quon sache vraiment ce quils sont devenus. Les deux pinacles encore visibles aujourdhui, qui encadrent lentrée nord du square, sont les derniers témoins de cet aménagement patrimonial.

 
Mémorial des martyrs de la Déportation, à Paris - © ECPAD/Djamal-Edine ISSOUF.

La question reste ouverte : les éléments — les quatre pinacles et les fragments de balustrade — qui étaient installés côté est ont-ils été conservés quelque part dans les réserves municipales, ou bien ont-ils été perdus définitivement ?

À lheure où un nouveau projet de réaménagement du site approche à grands pas, il est plus que jamais nécessaire de rappeler la valeur historique de ces vestiges. Ils racontent non seulement le Paris gothique du XVe siècle, mais aussi la grande vague de restauration du XIXᵉ, puis la volonté de transmission du patrimoine au début du XXᵉ.

Ces pierres méritent quon les regarde et quon les protège, car elles font partie de la mémoire de Paris. Merci à Emmanuel de mavoir proposé d’écrire cet article sur son excellent blog !

Baptiste Gianeselli

 

L’église en 1834, avec ses pinacles et balustrades d’origine, avant la destruction du tissu urbain ancien qui l’entourait. Lithographie de Theodor Hoffbauer

 

SOURCES

(1) Ministère de la Culture – Base Mérimée, fiche PA00085796 ; Daniel Rabreau, Saint-Germain-lAuxerrois, Éd. Picard, 1985 ; Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de larchitecture française, t. VII, 1864.



 


 


 


 








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