Au 40 rue des Archives (Paris 4e), on trouve une très belle façade à laquelle je n'avais pas consacré d'articles. J'ai cependant décider de creuser un peu la question car on peut lire et entendre de nombreuses approximations à son sujet.
Cette façade a la réputation d'être la plus ancienne demeure en briques de Paris et elle est improprement appelé "palais Jacques Coeur". Certains en font même un symbole de la déchéance que ce riche négociant du règne de Charles VII (roi de 1422 à 1461) a connu après être tombé en disgrâce en 1451 et qui le conduisit à mourir sur l'île de Chios en 1456.
Cependant, en fait, cette demeure a été construite par un autre personnage de la famille Cœur : son fils, Geoffroy. Celui-ci a réussi dès 1457 a gagné le procès en réhabilitation de son père (un an seulement après sa mort) et a récupéré une grande partie de ses biens. Sous le règne de Louis XI (1461-1483), il a exercé une charge très importante, il était "échanson du roi", c'est-à-dire en quelque sorte son maître d'hôtel, chargé de veiller à la qualité de ses boissons. Une charge de très grande confiance car Louis XI craignait tout particulièrement d'être empoisonné. Geoffroy est devenu ainsi un personnage très puissant. Il est mort à Paris le 11 octobre 1488. Il avait épousé en 1463 Isabeau Bureau, fille de Jean Bureau, seigneur de Montgas et Houssaye-en-Brie, qui avait été maître d'artillerie du roi Charles VII. Leur fille, Marie, née en 1473, a épousé un personnage lui aussi très puissant : Eustache Luillier (né vers 1455 et mort le 15 novembre 1524). Ce magistrat a été prévôt des marchands de Paris de 1502 à 1504.
La plaque apposée sur la façade du 40, rue des Archives indique donc fort justement que cette demeure appartenu à la petite-fille de Jacques Cœur (mais donc pas pour autant à Jacques Cœur lui-même) :
La famille Luillier était une famille de l’aristocratie parisienne du XVIe siècle. Elle a donné à Paris plusieurs autres prévôt des marchands : Jean Luillier (prévôt des marchands de 1530 à 1531) et Nicolas Luillier (prêvôt des marchands de 1576 à 1578). Le premier était donc aussi le fils de Marie Cœur, le second son petit-fils. La famille Luillier avait des armoiries qui comportaient trois coquilles Saint-Jacques, d'où - peut-être - la confusion avec Jacques Cœur (pour lequel les armoiries comportaient trois cœurs et trois coquilles).
J'ai voulu retrouver sur les plans anciens de Paris trace de cette demeure ancienne. L'aspect de la rue a énormément changé dans les années 1880 quand la rue des Archives a été percée. La rue dans laquelle se trouvait cette demeure, "la rue de l'homme armé" a été intégrée à la nouvelle rue ce qui a changé la physionomie des lieux : très peu de façade anciennes ont été conservées, à l'exception justement de celle-ci. Pour se repérer le mieux est de partir du plan cadastral Vasserot du début du XIXe siècle et de comparer avec une vue actuelle :
Cela permet ainsi de se situer sur les plans, notamment le plus ancien, le plan dit de Bâle des années 1550 :On peut observer la demeure avec un appareillage particulier signalé par des lignes verticales qui représentent (peut-être) les briques et avec un façade sans pignon contrairement à ses voisines :
Chose intéressante, à la date où cette carte a été faite, Marie Cœur, épouse Luillier, était encore vivante puisqu'elle est décédée le 1er août 1557.Par contre le plan Turgot des années 1730, conduit a une certaine déception. La maison Coeur est difficilement reconnaissable alors que la plupart du temps les façades sont très scrupuleusement représentées :
La demeure a en effet connu de nombreuses transformations.
Elle ne comporte plus que trois fenêtres et demi à meneaux, un élément de décor caractéristique des XVe siècle et XVIe siècle :
La partie droite de la façade a été profondément remaniée au XVIIIe siècle.Le décor en style rocaille est typique du début du règne de Louis XV, les années 1720/1740 :
Cette porte cochère n'apparaît pas sur le plan Turgot, il est donc probable qu'elle a été ajoutée peu après le moment où ce plan a été préparé (au début des années 1730)
De plus, la façade en briques, très certainement dès le XVIIe siècle, a été recouverte d'un enduit en plâtre. On peut le voir sur les photos prises par Eugène Atget au XIXe siècle :
On peut lire, au-dessus du portail qu'à cette époque, cet édifice était devenu une école communale pour jeune fille :
Le revêtement en plâtre a été retiré en 1971, lors d'une rénovation majeure de la façade. Aujourd'hui, le bâtiment est devenu une école maternelle :
En 2021, cette école a fusionné avec celle de la rue de Moussy. On pourrait appelé cette école Marie Coeur, petite-fille de Jacques Coeur, épouse, mère et grand-mère de trois des prévôts des marchands de Paris.