MMDXLVII : Les anges de Paris Centre : l'ange du 57 rue de Turbigo, un hommage à l'architecte Auguste Emile Delange qui venait juste de décéder quand l'immeuble a été construit ?

 

Voici un nouvel article de la série consacrée aux anges de Paris Centre : il concerne l'immense ange que l'on peut voir au 57 rue Turbigo dans le 3e arrondissement.

Cet ange aux dimensions colossales tient dans la main gauche une myrrhe et dans la main droite une bourse :

Cet ange a déjà conduit à la publication de très nombreux articles sur des blogs consacrés à Paris. Tous sans aucune exception affirme que l'immeuble a été construit en 1859. 

Ils expliquent aussi que cet ange avait été dessiné par l'architecte Auguste Emile Delange en 1851 et que celui-ci avait présenté au concours de l'Ecole des Beaux Arts de 1852- pour un projet de phare en l'honneur du physicien Augustin Fresnel (1788-1827) auquel un timbre a été consacré en 2019 :

 

 

Voici le projet qui avait été proposé pour ce concours de l'école des Beaux Arts en 1852 par Auguste Emile Delange :

 Vu le grand nombre d'articles consacrés à cet ange du 57 rue de Turbigo je pensais qu'il me serait difficile de trouver des informations nouvelles. Je pense pourtant avoir trouvé des compléments intéressants qui permettent de regarder cet ange sous un nouveau jour.

Un des sites avait retrouvé l'année de naissance d'Auguste-Emile Delange : 1827 mais je n'avais pas plus d'information à son sujet. Avec l'aide de @StefdesVosges, j'ai pu en savoir plus grâce à deux actes d'Etat civil qu'il a retrouvés.

L'acte de mariage d'Auguste Emile Delange à Saint-Quentin (Aisne) le 29 avril 1857 avec Maria Léotine Adèle Beudeker. 

On y apprend la date précise et le lieu de naissance d'Auguste-Emile Delande : il est né le 30 mars 1827 dans le 12e arrondissement (situé alors sur la rive gauche et qui correspondant au 5e arrondissement et à une partie des 6e et 13e arrondissement).  On y apprend que son père, Pierre-Alexis Delange, était mort le 21 février 1837 (alors que donc Auguste Emile Delange avait moins de 10 ans) et qu'il est mort dans l'ancien 10e arrondissement. Dans les archives des minutiers des notaires de Paris est conservé l'inventaire qui était déposé à l'étude du notaire François Paul Huillier et où on apprend que Pierre-Alexis Delange habitait au 2 rue Jacob (dans l'actuel 7e arrondissement).

Dans les registres d'Etat civil de Saint-Quentin, on trouve trace d'un coup du sort survenu  quatre ans après le mariage. Sa femme a accouché à Saint-Quentin d'une fille, Marie Augustine Amélie Delange, le 24 janvier 1861... mais l'enfant n'a survécu que 9 mois et est décédée dans la même ville le 2 novembre 1861.

Le sort semble s'être acharné sur Auguste Emile Delange puisque @StefdesVosges a aussi retrouvé aussi l'acte de décès de l'architecte le 3 mai 1863 à Saint-Quentin :

On y apprend donc qu'Auguste Emile Delange est décédé alors qu'il n'avait que 36 ans dans la nuit à 4h du matin. La mort est signalée par Louis Polydore Beudeker qui était avocat. Il s'agissait du beau-père de l'architecte. Il était lui-même né à Paris le 19 mai 1801 et il est mort à Saint-Quentin le 14 décembre 1867. Il était père de Marie Léontine Adèle Beudeker, la femme d'Auguste Emile Delange, née le 26 juillet 1838 à Saint-Quentin et qui décèdera le 27 décembre 1883 à Saint-Quetin.  Ce nom de Beudeker m'a intrigué. Il est d'origine néerlandaise puisque le père de Louis-Polydore qui s'appelait François Beudeker était né à Amsterdam le 17 novembre 1777 et il est mort au Blanc dans l'Indre le 21 mai 1849.

Pour en revenir à l'immeuble, j'ai eu un doute concernant la date de construction qui était donnée sur tous les sites : 1859. En effet, tout près de là, on trouvait la prison des Madelonettes et dans l'article que je lui avais consacré j'avais retenu qu'elle avait été détruite dans la 2e moitié de la décennie des années 1860 pour achever le percement de la rue de Turbigo (article du 1er juin 2021). J'y avais publié une photo prise par Charles Marville après 1865 qui montrait que cette prison n'était toujours pas détruite.

Je me suis donc penché sur les cartes de Paris dans les années 1860.

Or, voici tout d'abord une carte de 1862 (carte Zugenguhler). Il est intéressant de voir que le tracé de la rue de Turbigo y apparaît avec des hachures que j'ai entouré en noir :

Cependant il est intéressant de regarder de près la zone qui correspond à l'actuel 57 rue de Turbigo (que j'ai encadrée en rouge) :

On se rend compte que l'emplacement du 57 rue de Turbigo situé encore aujourd'hui au sud de la rue Conte et à l'Est de la rue Montgolfier était encore... debout. 

On peut s'en convaincre en regardant la carte suivante qui elle date de 1865 (Le plan Lallemand "garanti complet") : on voit dans la partie entourée en rouge que la partie Sud-Ouest de la rue de Turbigo est construit. Par contre, le tronçon où est situé le 57 rue de Turbigo dans la zone entourée en nor, lui n'a pas commencée à être percé.

Quand on regarde de près cette zone on voit que la prison des Madelonettes (que j'ai représentée par un A) est toujours représentée tout comme le pâté de maison détruit pour construire le tronçon où est situé le 57 rue de Turbigo (que j'ai représenté par un B) :

Par contre, tout change sur la carte Lallemand édition 1869. On voit que le tronçon où est situé le 57 rue de Turbigo est construit.

On peut voir l'ange et le 57 rue de Turbigo sur cette photographie de Charles Marville :

Suite à mes investigations, je pense pouvoir affirmer que cette photographie a été prise après 1865 (mais avant 1879 [Année de décès de Charles Marville]). Voici un détail de cette photographie qui permet de mieux voir la façade du 57 et l'ange :

En conséquence, malheureusement pour lui, Auguste Emile Delange n'a jamais pu voir cet immense ange sur la façade du 57 rue de Turbigo. Il était mort plusieurs années avant la construction de l'immeuble. Cet ange mystérieux est peut-être un hommage à cet architecte qui était mort relativement jeune (36 ans) en utilisant à la fois un de ses dessins et une référence directe à son nom : Delange.