dimanche 16 juillet 2023

MMDXCVIII : Sur les traces de la" croix de Gastine" et son "affaire" de 1571, un prélude oublié de la Saint-Barthélémy

L'angle de la rue Saint-Denis au niveau du 31 et de la rue des Lombards

A l'angle de la rue des Lombards (côté pair) et de la rue Saint-Denis (côté impair au niveau du 31), on trouve des maisons en retrait qui forment une placette à laquelle je n'avais pas particulièrement attention jusqu'ici.... 

Tout a changé quand j'ai lu un livre récemment : celui écrit par Léo Mouton sur La Vie Municipale au XVIe siècle, paru chez Perrin en 1930 (voir mon article sur Héliosse 2) et dont le principal sujet concerne la vie de Claude Marcel (1520-1590), Prévôt des Marchands (à ne pas confondre avec Étienne Marcel le célèbre prévôt des Marchands du XIVe siècle avec lequel il ne semble pas avoir été apparenté). En effet, Claude Marcel -qui était orfèvre- a joué un rôle important dans l'administration de la ville de Paris dans la 2e moitié du XVIe siècle. Membre de l'entourage de la reine mère, Catherine de Médicis, il a exercé la lourde tâche -dans le contexte des Guerres de religion qui a caractérisé cette époque- de Prévôt des Marchands de 1570 à 1572. Dans cet ouvrage qui est donc principalement une biographie très documentée, le chapitre V est à l'origine de l'écriture de cet article...

En effet, ce chapitre concerne "L'affaire de la Croix de Gastine" dont j'avoue j'ignorais les tenants et les aboutissants. Voici une sélection des extraits les plus importants de l'ouvrage de Léo Mouton : . "En juin 1569, alors que les troubles battaient leur plein, Philippe Gastine, honorable et riche marchand drapier huguenot, avait convoqué chez lui son frère Richard et son beau-frère, Nicolas Croquet, ainsi que quelques amis pour célébrer en secret dans sa maison dite des Cinq croix blanches, sise rue Saint-Denis, au coin de la rue de l'Aiguillerie (cette petite rue existe encore, elle a pris le nom de la rue des Lombards dont elle est la prolongation). L'exercice du culte protestant était alors interdit. Gastine fut dénoncé et le populaire, peu tendre à cette époque pour les huguenots, cerna sa maison, se saisit de sa personne ainsi que de son frère et son beau-frère et les livra à la justice. [...] Il y eut beaucoup de bruit au sujet de l'arrestation de Gastine et des siens, si bien qu'on voulait faire un exemple. Le 30 juin, les trois malheureux passaient en jugement, étaient condamnés à mort et pendus le jour même. L'arrêt portait en outre que la maison de Gastine serait rasée et que sur son emplacement serait élevée une pyramide surmontée d'une croix avec une plaque de cuivre et une inscription en lettres d'or relatant en vers latins le nom des coupables, leur crime, leur condamnation et la date de leur exécution. [...] "

Il s'agit donc tout d'abord d'une triste histoire de trois protestants pendus le 30 juin 1569... mais l'affaire de croix de Gastine a elle eu lieu en 1571 à l'époque pendant laquelle Claude Marcel était Prévôt des Marchands.

"[En Septembre 1571], depuis les édits de pacification [La paix de Saint-Germain-en-Laye du 8 août 1570], Coligny [L'Amiral chef du parti protestant] était revenu à la Cour. [...] Le chef huguenot et le roi Charles IX étaient dans les meilleurs termes.[...] Un des articles du dernier édit de pacification spécifiait que les biens confisqués aux huguenots leur seraient rendus et que les marques infamantes des condamnations encourues par eux seraient supprimés. [...] Quand, les huguenots virent leur grand chef Coligny si bien en cour, ils reprirent courage et les héritiers des malheureux Gastine vinrent trouver l'amiral pour tâcher d'obtenir par sa protection la restitution du terrain et l'enlèvement de la pyramide, conformément à l'article 32 du dernier édit de pacification. L'amiral présenta la requête à Charles IX, qui de prime abord ne fit aucune objection. [...] On était au commencement de septembre [...]. L'ordre royal fut transmis à l'Hôtel de Ville. Messieurs de la ville répondirent que ce n'était pas eux qui avaient fait élever la pyramide, qu'ils n'avaient donc pas à la faire enlever : c'était l'affaire du Parlement. Messieurs de la Cour (Le Parlement] répliquèrent que le jugement était bon et qu'ils ne se rétracteraient point. L'ordre fut transmis au prévôt de Paris (le chef de la police à ne pas confondre avec le Prévôt des Marchands), mais ce haut magistrat se déroba à son tour sous prétexte qu'il n'avait pas rendu de jugement pour faire enlever le monument expitoire, qu'il n'avait pas la prétention d'être au-dessus du Parlement. [...] Tous avaient peur de se fourvoyer dans une affaire qui s'annonçait grosse de conséquences, car, aux premiers mots qui avaient transpiré de cette décision, le populaire et les prédicateurs s'étaient montrés nerveux et violents.

La municipalité envoya une députation au roi pour lui faire des remontrances à ce sujet et l'instruire de l'agitation qui se manifestait. Charles IX, troublé, ennuyé de cette histoire, ne voulant pourtant pas se dédire des promesses faites à Coligny, prit un moyen terme et décida que la pyramide ne serait pas détruite, mais seulement transportée au cimetière des Saints-Innocents. [...] On était ainsi arrivé au début du mois de décembre. Le premier dimanche de l'Avent un prêtre nommé Vigor montait en chaire à Notre-Dame et commentait l'ordre d'enlèvement de la Croix de Gastine : si le peuple s'y opposait ce n'était que par zèle envers Dieu. [...] Le résultat de ces excitations fut que le 8 décembre, le populaire rompit les portes du cimetière des Innocents, les enleva et les jeta, avec de grosses pierres par-dessus, dans les fondations préparées pour y transporter la fameuse pyramide [afin d'empêcher son transfert]. En même temps, comme une arrestation avait été opérée [lors de ce tumulte], le peuple arracha le prisonnier des mains du guet et le délivra.

Dans ce contexte d’excitation populaire, la maison d'un protestant fut pillée le 9 décembre 1571 sur le pont Notre-Dame. Des mesures de sécurisation furent prises par les autorités municipales : " Le lendemain, lundi 10 décembre, le cimetière Saint-Jean, derrière l'Hôtel de Ville (emplacement de l'actuelle place Baudoyer), la rue Saint-Antoine (la partie qui correspond à l'actuelle rue François Miron), la rue de la Mortellerie (actuelle rue de l'Hôtel de Ville), étaient occupées militairement et discrètement, dans l'intérieur des maisons et des cours. Les troupes y demeurèrent jusqu'au lendemain mardi à midi."

"Dans la journée, Marcel (Claude Marcel, le prêvôt des Marchands) reçut une lettre du roi. Elle était attendue avec impatience. A sa lecture, les visages s’allongèrent : Charles IX était indigné que la pyramide ne fut pas encore abattue et transportée ; [...] il annonçait qu'il allait retiré sa charge au prévôt de Paris (le chef de la police)

Un messager fut envoyé au roi qui se trouvait à Amboise pour essayer de lui expliquer à quel point la situation dans Paris était tendue... "Le translation de la pyramide fut de nouveau ajournée".

"On avait de très vives inquiétudes pour le dimanche suivant, 16 décembre. Tous les ouvriers des corps de métiers, libres ce jour-là, constituaient un danger. [...]. On prit des mesures : on mit le gros des forces réunies à l'Hôtel de Ville, une autre importante au quartier de l'Université". 

Dans sa réponse Charles IX continuait à se montrer ferme  : "La lettre du roi était celle d'un homme exaspéré : c'est parce qu'on avait trop tergiversé au lieu d'agir, que les émotions s'étaient produites. Le roi constatait qu'on avait continué à mépriser ses commandements. [...] De remise en remise, on était arrivé au 19 décembre et le premier ordre d'enlèvement de la pyramide remontait au commencement de septembre. Il fallait se faire pardonner un pareil retard".

"Marcel et les quatre échevins réunis à l'Hôtel de Ville mandèrent les capitaines des arbalestriers et pistoliers pour neuf heures du soir ; pareil ordre fut expédié aux capitaines des arquebusiers et archers de la ville. A dix heures, tout le monde était à son poste. Il faisait un temps abominable ; le ciel roulait de gros nuages et le vent soufflant en rafales violentes fouettait les visages d'une pluie abondante et glacée. On passa en silence la revue des troupes rangées au pied de l'Hôtel de Ville et qui recevaient stoïquement ce déluge nocturne. On envoya un détachement garder le Pont Saint-Michel et le Petit Pont, ceci en prévision de l'intervention possible des étudiants du quartier des Ecoles. [...] M. de L'Escalopier, l'un des échevins, prit avec lui la plus grande partie des troupes tant à pied qu'à cheval et les conduisit au Châtelet. Là on trouva M. le Prévôt de Paris qui prit le commandement et marcha droit à la Croix de Gastine. [...] Tous ces préparatifs, la transmission des ordres, les explications données aux chefs de détachement avaient pris du temps, bref on n'arriva guère devant la Croix de Gastine avant minuit. M. le Prévôt de Pariis était plein de zèle.  ; il avait en mémoire la phrase du roi annonçant sa prochaine révocation : il disposa ses troupes rapidement pour isoler le chantier et donna l'ordre de commencer à l'équipe d'ouvriers qui attendait à pied d’œuvre. 

Ce ne fut pas long. Les maçons attaquèrent le monument par le haut avec des pioches, leviers et plans inclinés. Ils travaillèrent avec ardeur. Tout y conviait : le vent, la pluie, le froid, le cloaque où ils s'embourbaient après un moment de piétinement en troupe et aussi la peur de voir quelque bande de séditieux catholiques menés par quelque prédicateur catholique exaspéré. [...] A trois heures tout était terminé. Les ouvriers se retirèrent prestement et la plupart des troupes se dispersèrent bientôt. [...]

Au réveil, au moment où les Parisiens sortirent de chez eux, la nouvelle courut comme une traînée de poudre : la Croix de Gastine était abattue !

Entre six et sept heures du matin arriva à l'Hôtel de Ville, M. Leclerc, échevin, avec le receveur de la ville qui donna l'ordre de faire préparer des canonniers pour la défense de l'Hôtel de Ville ; des bandes surexcitées ayant appris l'événement de la nuit accouraient pour attaquer la municipalité qu'elles rendaient responsables de l'enlèvement sacrilège. [...] Rue Saint-Denis [...] un commencement d'incendie avait été allumé dans ce qui demeurait des ruines de la maison de Gastine. Edme Pératon, bourgeois de Paris, dont la maison était contiguë, demandait du secours pour éviter l'incendie de sa propre maison. On fit le nécessaire, puis on apprit que le peuple se portait vers l'Hôtel de Ville pour y commettre des violences. 

Dans le même temps deux maisons habitées par des Protestants sur le Pont Notre-Dame étaient pillées et incendiées par la population. Le Prévôt des Marchands s'y porta avec une partie des troupes pour rétablir le calme. 

"Des ordres partaient de l'Hôtel de Ville, adressées à Guillaume Guillain, maître des oeuvres, pour le transport et la démolition de la pyramide au cimetière des Saints-Innocents. On arrivait à la fin de journée ; elle avait été bien remplie. On songea alors à rédiger une lettre au roi pour l'instruire de ce qui s'était passé et dès qu'elle fut écrite, le courrier partit pour Blois où se trouvait sa Majesté. [...] Au reçu de la lettre écrite par la municipalité, le roi manifesta sa satisfaction. Le 23 décembre [...] on recevait à l'Hôtel de Ville une lettre de lui félicitant la ville des mesures prises et des résultats obtenus". [...] Comme on voulait l'apaisement, on affecta de ne plus parler de l'événement [...] 

"Cette inquiétante affaire était donc terminée et sans dégâts ni suites trop graves ; mais tout le monde avait eu grand' peur".

J'ai préféré citer de longs passages de Léo Mouton pour rendre hommage à son style vivant qui permet d'avoir une vision très réaliste de ce qu'a été "L'affaire de la Croix de Gastine" (mais j'ai pris le soin de faire des coupes car ce chapitre passionnant ne compte pas moins de 26 pages !). L'intensité du récit permet de comprendre le contexte terrible dans lequel s'est déroulé l'année suivante -en août- le massacre de la Saint-Barthélémy.

Ce long récit m'a conduit à me demander s'il restait des traces de cette affaire.

Il est intéressant de noter que l'un des premiers plans détaillés de Paris "à vol d'oiseau" dit "Plan de Bâle" date des années 1550 c'est-à-dire de quelques années avant la destruction de la maison de Philippe Gastine. Or, effectivement , on y voit un pâté de maisons entier à cet angle de la rue Saint-Denis :

Or sur le plan Turgot des années 1730, on voit à l'angle de ce pâté de maisons un vide. Il y a une partie en retrait :

Pour se convaincre que cet angle est bien celui où se trouvait la Maison des Cinq Croix blanches du malheureux Philippe Gastine, on peut aussi observer le plan cadastral du début du XIXe siècle. On y voit que la petit placette formée par la maison détruite portait le nom de "place Gastine" :

Un dessin de 1877 montré l'aspect de cet angle : on y trouvait à droite et à gauche des pharmacies/drogueries et dans la partie en saillie un commerce de vins  :

L'aspect des façades n'a pas énormément changé depuis :

Ce qui m'a encore plus étonné c'est qu'on possède des représentations de  "La Croix de Gastine" transférée au cimetière des Innocents dans la nuit du 19 au 20 décembre 1571. En effet, en 1787, Claude-Louis Bernier -juste avant la destruction du cimetière- fit un relevé des monuments notables qui s'y trouvaient et il réalisa cette très belle gravure:

Un autre de ses dessins montre l'emplacement de cette croix près de l'église des Innocents en cours de destruction :

Cette croix de Gastine était visible sur le plan Turgot des années 1730 :

Ce qui permet de se rendre compte que la translation opérée en décembre 1571 depuis son emplacement initial en 1569 était de très faible distance :

J'espère avoir montré l'importance de ces deux "faits divers" de 1569 (l'exécution de Philippe Gastine, de son frère et de son beau-frère le 30 juin 1569 ainsi que la destruction de sa maison) et de 1571 (les émeutes provoquées par le déplacement de la "Croix de Gastine") et on peut s'étonner qu'aucune plaque à l'angle des rues Saint-Denis et des Lombards ne rappelle aux passants cette triste histoire qui montre combien les passions populaires peuvent être terribles.

Voici une proposition de texte pour la plaque :

"Ici se dressait la "Maison aux Cinq Croix blanches" propriété dans les années 1560 de Philippe Gastine, riche marchand drapier. Accusé d'y avoir tenu clandestinement un culte protestant avec son frère Rodolphe et son beau-frère Nicolas Croquet, ils furent condamnés à mort par le Parlement de Paris et pendus en place de grève le 30 juin 1569 et la maison fut détruite. A son emplacement, une croix fut érigée pour rappeler ce qui était considéré comme un crime. La décision, en 1571, de transférer "la croix de Gastine" au cimetière des Innocents situé à quelques centaines de mètres de là par la volonté du roi Charles IX provoqua des émeutes populaires attisées par les prédicateurs catholiques et ne put se faire qu'en pleine nuit sous la protection de troupes dans la nuit du 19 au 20 décembre 1571 et provoqua le lendemain une vague de pillage contre les Protestants. Un climat de haine qui a conduit moins d'un an plus tard au massacre de la Saint-Barthélémy".

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