dimanche 13 août 2023

MMDCIX : Le square Charles-Victor-Langlois et l'immeuble du 51 rue des Francs Bourgeois, témoignages d'un terrible bombardement au phosphore

 

Au 51 rue des Francs Bourgeois, on trouve un très vaste immeuble qui forme un coude avec la rue Vieille du Temple. A l'angle, dans le retrait où ont été plantés de superbes savonniers de Chine :

Quand on contourne cet immeuble on arrive dans un charmant square : le square Charles-Victor-Langlois :

Le panneau informatif que l'on peut lire à l'entrée cet espace vert indique que ce square a été ouvert en 1961 :

Ce qui est assez étonnant c'est que rien n'explique l'origine de ce square.

Aujourd’hui la rue des Guillemites s'étend de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie à celle des Blancs Manteaux. Elle est ensuite interrompue par le square et dans son prolongement on trouve la rue de l'Abbé Migne :

Or rue de l'Abbé Migne, un panneau rappelle que cette partie de la rue s'appelait jadis elle aussi rue des Guillemites :

Sur un plan de Paris en 1892, on voit en effet que la rue des Guillemites était beaucoup plus longue. Elle s'étendait de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie jusqu'à la rue des Francs Bourgeois :

Eugène Atget (1857-1927) a fait une photographie de ce tronçon disparu de la rue des Guillemites en se plaçant rue des Blancs Manteaux en regardant vers le Nord en direction de la rue rue des Francs-Bourgeois :

Un arrêté municipal du 6 mai 1952 a déclassé cette partie de la rue des Guillemites qui n'a plus depuis cette date été considérée comme une voie publique ouverte à la circulation.

Que s'est-il passé ?

On peut le comprendre en lisant cet extrait du Bulletin Municipal de la Ville de Paris du 17 septembre 1945 : un élu du 4e arrondissement René Priou-Valjean (qui par la suite à donné son nom à autre espace vert du 4e arrondissement) se désolait de l'état dans lequel se trouvait l'espace compris entre la rue des Francs-Bourgois, la rue des Blancs Manteaux, la rue des Guillemites et la rue Vieille-du-Temple :


 Il évoque "le bombardement d'août 1944". Celui-ci a en grande partie été oublié. En écrivant cet article je me suis rendu compte que Dominique Feutry l'avait déjà évoqué à deux reprises, une première fois sur le blog Vivre le Marais en avril 2014 puis  sur le blog Marais-Louvre le 26 août 2022.

Le bombardement dont il s'agit a été particulièrement terrible. En effet, il a eu lieu dans la nuit du 26 au 27 août 1944 un peu avant minuit. Il est terrible dans la mesure où à cette date, Paris était "libérée". De Gaulle avait prononcé son fameux discours à l'Hôtel de Ville le 25 août. Le 26 août même, après une redescente triomphale des Champs Elysées, une grande messe avait été célébrée à Notre-Dame et le cessez-le-feu avait été sonné dans Paris (j'en reparlerai le 26 août prochain dans un autre article). Pour ceux qui avaient vécu plus de quatre ans d'Occupation nazie, le plus terrible semblait donc passé et pourtant cette nuit du 26 au 27 août 1944 leur a été fatale.

En effet, rappelant à tous que la guerre était loin d'être finie, deux bombardiers de la Luftwaffe ont bombardé Paris cette nuit là et ont lancé des bombes incendiaires au phosphore. Cela a été évoqué dans les journaux du lendemain :

Dans le 4e arrondissement, ce pâté de maisons a été atteint.

Un excellent site (celui de Gilles Primout sur la Libération de Paris) a fait connaître un témoignage poignant de ce bombardement. Il est dû à une dénommée Eliane Noëllet qui avait 7 ans au moment du bombardement et qui habitait au 51 rue des Francs Bourgeois :

On y lit dans les passages que j'ai soulignés que le bombardement a eu lieu à 23h30. On y décrit les flammes, l'escalier effondré, les personnes brûlées.

Le lendemain, il ne restait que des ruines. Ajoutant l'horreur à l'horreur tout avait été pillé :

Sur la soixantaine de locataires, on ne comptait que 19 survivants. Une partie des victimes ont été brûlées au phosphore. Le site de Gilles Primout donne une liste de 21 personnes qui ont fait partie des victimes :

Sur le site Francecraches 39-45, on évoque un bilan de 66 morts et 118 blessés pour ce bombardement concernant ce seul pâté de maisons.

Avec l'aide précieuse de @StefdesVosges, je me suis interrogé sur l'identité de ces personnes dont le destin a été brisé alors même que l'Occupation de Paris s'était achevée. Voici, au hasard du registre d'Etat civil du 4e arrondissement sept d'entre elles :

- Elisabeth Blanche Chapus, née à Privais (Ardèche) le 6 juillet 1903, âgée donc de 41 ans, employée des Postes, et qui était présumée célibataire :

Elle a été déclarée "Morte pour la France" par une décision du 4 septembre 1945.

-  Raymond Liétard, né à Levallois-Perret (Seine), le 20 avril 1911, âgé donc de 33 ans, il était horloger et célibataire :

Il a été déclaré "Mort pour la France" par une décision du 13 août 1953.

- Alexandre Lissauer, né à Miseclek (?) en Hongrie à une date inconnue mais il est précisé qu'il était âgé de 42 ans. Il était l'époux de Marie-Louise Duclos.  Dans la liste cité plus haut il est appelé "Lissaner" et est mentionné comme un FTP, c'est-à-dire un Franc Tireur et Partisan.

- Marguerite Pouillet, née à Paris 14e le 25 avril 1908 (donc âgé de 36 ans en août 1944), employée des postes, mariée en seconde noce avec Antonin Joly. :

Elle a été déclarée "Morte pour la France" le 18 janvier 1949.

- Antonin Joly (époux en 2nde noce de Marguerite Pouillet), né à Paris 10e le 4 septembre 1912 (donc âgé de 31 ans en août 1944). Il était instituteur :

Il a été déclaré "Mort pour la France" le 19 avril 1946.

- Albert Bourdet, né à Argenteuil (Seine-et-Oine), le 28 avril 1917  (donc âgé de 27 ans en en août 1944). Il était marié avec Marie-Louise Albertine Oger. Il était dessinateur industriel :

Il a été déclaré "Mort pour la France" le 23 mars 1945.

- Emilie Demars, née à Oulches (Indre) le 3 octobre 1921 (donc âgée de 22 ans en août 1944). Elle était couturière et mariée avec Christian Guignard.

D'autres que moi (avec l'aide de @Stefdesvosges) avait commencé ce travail de recherche. Par exemple le site "Fusillés 40-44" en mentionne deux autres : Odette Canet née à Genouilly (Saône-et-Loire) le 6 avril 1924 (donc âgé de 20 ans en août 1944) et qui était secrétaire et Marcelle Juillot née à Paris 13e le 20 août 1906 (et donc qui venait d'avoir 38 ans) et qui était couturière :

Je ne pense pas me tromper en affirmant que sur place, dans le square Charles-Victor Langlois, on ne trouve aucune évocation du bombardement du 26 août 1944. Je trouve cela fort regrettable car il faut sans cesse prendre conscience combien la guerre cible aussi les civils. Je n'ai pas réussi à comprendre pourquoi certaines personnes tuées sont déclarées - à des dates différentes-  "mortes pour la France" et d'autres pas.  Alors que l'an prochain aura lieu le 80e anniversaire de la Libération de Paris, il serait bien que l'on rende hommage à toutes ces victimes de ce pâté de maison du 51 rue des Francs Bourgeois.

Le square Charles-Victor Langlois est un endroit très agréable du 4e arrondissement, mais après avoir préparé et écrit cet article, je n'y passerai plus sans avoir une pensée pour cette nuit tragique du 26 au 27 août 1944 lors de laquelle des Parisiennes et des Parisiens ont vécu l'horreur d'un bombardement avec des bombes incendiaires au phosphore.

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