vendredi 14 avril 2017

MDCCCLVII : Le Centre de Paris hier et aujourd'hui : une carte postale représentant un lieu très visité il y a plus de 110 ans : la morgue...

 

Voici une carte postale du 4e arrondissement que je possède depuis très longtemps. Une des premières que j'ai acheté car depuis mon adolescence, je suis un grand amoureux de l’œuvre d'Emile Zola e elle représente un lieu qui joue un rôle important dans un des premiers romans : Thérèse Raquin.

Il s'agit, en effet, de la morgue de Paris. Celle-ci était situées à la pointe Est de l'île de la Cité. La carte postale date de 1911 comme l'indique le cachet et une signature de l'expéditeur appelé Matial qui a indiqué la date du 29 janvier 1911 : 

La vue est prise depuis le quai de l'archevêché en direction de l'Île Saint-Louis. La vue est méconnaissable depuis puisque le bâtiment que l'on peut voir a été remplacé par un jardin, le square de l’Île de France dont on voit la haie et la grille séparative.

Le seul immeuble de la carte postale que l'on peut reconnaître est celui qui apparaît en haut à gauche :

Il a exactement le même aspect aujourd'hui :

Il s'agit de l'immeuble qui est situé entre le quai d'Orléans et la rue Jean du Bellay :

Voici donc une juxtaposition"avant/après" sous un angle semblable  :

Pour finir, revenons en au bâtiment qui occupe l'essentiel de la carte postale envoyée en 1911 :

Le bâtiment avait été construit en 1868 par le préfat Haussmann dans le but d'identifier les cadavres retrouvés dans Paris : une vitrine présentait les corps sur douze tables inclinées sur de marbre noir avec au-dessus les effets personnels retrouvés avec le quidam.


Dans Thérèse Raquin (publié en 1867), Emile Zola décrit en fait une morgue plus ancienne construite en 1804, de plus petite dimension et qui était installée sur le quai du Marché Neuf sur l'ïle de la Cité (pas loin du quai St Michel) (voir un article de histoires-de-Paris sur cette morgue). Cependant, pour avoir une idée de l'atmosphère de la morgue, il n'est pas inutile de relire le passage très documenté (comme toujours) que lui consacre Emile Zola dans Thérèse Raquin (1867) [Surtout que comme je l'ai écrit en début de cet article c'est ce roman qui m'a donné envie de m'intéresser au sujet]  :

Le personnage de Laurent, l'amant et assassin du mari de Thérèse Raquin fréquente l'endroit. "Le mari de Thérèse était bien mort, mais le meurtrier aurait voulu retrouver son cadavre pour qu’un acte formel fût dressé. Le lendemain de l’accident, on avait inutilement cherché le corps du noyé ; on pensait qu’il s’était sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous les berges des îles. Des ravageurs fouillaient activement la Seine pour toucher la prime.

Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue, en se rendant à son bureau. Il s’était juré de faire lui-même ses affaires. Malgré les répugnances qui lui soulevaient le cœur, malgré les frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur les dalles.

Lorsqu’il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée l’écœurait, et des souffles froids couraient sur sa peau ; l’humidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des cadavres ; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait. Devant lui s’alignaient les rangées de dalles grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes, blanches et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques lamentables, des jupes et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre. Laurent ne voyait d’abord que l’ensemble blafard des pierres et des murailles, taché de roux et de noir par les vêtements et les cadavres. Un bruit d’eau courante chantait.

Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l’un à l’autre. Les noyés seuls l’intéressaient ; quand il y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par l’eau, il les regardait avidement, cherchant à reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur visage s’en allaient par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait ; il examinait les corps, il tâchait de retrouver les maigreurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; il voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des bras ronds et forts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des grimaces horribles.

Un matin, il fut pris d’une véritable épouvante. Il regardait depuis quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré. Les chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que l’eau courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait sur la face, creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez s’aplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La tête du noyé éclata de rire".

 Qu'on ne pense pas qu'un tel lieu était désert et très peu fréquenté. C'est même tout le contraire !

 J'ai trouvé un article PASSIONNANT sur la morgue et en particulier la morgue de Paris : Laurie LAUFER, La morgue, voir l'irreprésentable.Voici ce qu'elle explique à propos de la morgue de Paris  : " Dès le XIVe, les prisons du Châtelet comportaient un dépôt de cadavres dans la basse geôle. À cette époque les morts sont entassés, et on peut les voir au travers de guichets aux fins d’identification. Le XIXe siècle institutionnalise la Morgue, établie en deux sites au cœur de la capitale, à la pointe de l’île de la Cité, ouverte quotidiennement au public". 

Elle cite de plus un autre spécialiste du sujet très utile pour commenter la carte postale d'aujourd'hui,  Bruno  BERTHERAT (qui a soutenu en 2002 une thèse à l'Université Paris I intitulée :  La morgue de Paris au XIXe siècle (1804-1907) : les origines de l'institut médico-légal). Lors d'un colloque celui-ci a affirmé"L’exposition publique n’a jamais cessé d’être au XIXe siècle un spectacle populaire. Un journaliste va jusqu’à affirmer, à la fin du siècle, que « la Morgue fait partie des curiosités cataloguées “choses à voir”, au même titre que la tour Eiffel, Yvette Guilbert (la célèbre chanteuse de cabaret rendue célèbre par Toulouse-Lautrec) et les catacombes ». On peut même dire que la Morgue a été l’un des monuments parisiens les plus visités du siècle".

Un juge d'instruction Adolphe Guillot a écrit un livre  Paris qui souffre, La basse geole du Chatelet et les morgues modernes, 1887 sur Gallica  pour dénoncer la situation: "La Morgue devient la grande attraction ; l’ouvrier quitte son atelier, la femme prend son nourrisson sur ses bras, l’enfant fait l’école buissonnière et les voilà qui partent en longue file, bras dessus et bras dessous, non pour s’en aller dans les champs respirer un air pur et recueillir des fleurs au fond des bois, mais pour se repaître d’un spectacle dégoûtant au milieu de l’âcre odeur de l’acide phénique ; peu leur importe, ils sont contents, ils vont comme à une partie de plaisir ou à une revue, ils font la queue pendant des heures entières, ils se bousculent à la porte, ils montent les uns sur les autres". Lire le.

Le préfet Lépine ferma les portes de la Morgue par un décret du 15 mars 1907. La carte postale envoyée en 1911 montre donc un lieu qui n'était plus ouvert au public.

La morgue de l'île de la Cité a fini par être transférée en 1914 au quai de la Rapée où se trouve toujours aujourd'hui l'Institut Médico-légale. Le bâtiment a été détruit pour être remplacé par le square qu'on y trouve aujourd'hui.

 

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