dimanche 16 avril 2023

MMDLXV : Promenade dans le Paris d'Hittorff : 2e étape : la place de la Concorde (Paris 8e)

Il y a tout juste deux mois, grâce à Baptiste (@Baptiste75004 sur Twitter), nous avons commencé un parcours sur les traces de Jacques Ignace Hittorff (voir article du 16 février 2023). C'est avec un très grand plaisir que je publie aujourd'hui le 2e volet consacré à un superbe site de Paris  pour lequel Baptiste a conduit un très beau combat pour qu'il retrouve toute sa splendeur : la place de la Concorde (voir article du 10 décembre 2022).  Cet article est un témoignage de l'attachement pour l'Histoire et le Patrimoine de Paris que je partage avec lui.

Quand on pense à la place de la Concorde, on pense aussitôt à Gabriel - le grand architecte qui en a dessiné les plans originels - et on oublie souvent Hittorff à qui ce site emblématique doit pourtant son seul grand réaménagement.

 

La place avant Hittorff

Sous Louis XIV ( roi de 1643 à 1715), le jardin des Tuileries marquait la limite ouest de la ville, la place que nous connaissons aujourd’hui n’était alors qu’un terrain vague et boueux qui séparait le jardin des Tuileries et les jardins des Champs-Élysées dessinés par André Le Nôtre (1613-1700). 

Le terrain en 1739 (plan Turgot)

Afin de fêter la rémission de Louis XV (roi de 1715 à 1774), après une grave maladie, la Ville de Paris décida en 1748 de faire ériger une statue équestre du roi. C’est à Ange-Jacques Gabriel (1698-1782) que fut confié l’aménagement de la place Louis XV destinée à servir de somptueux écrin à la statue commencée par Edme Bouchardon (1698-1762) et achevée par Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785). 

Estampe de Bonaventure-Louis Prevost (1733-1816)

Gabriel opta pour un espace octogonal entièrement ouvert sur la Seine, bordé de balustrades, de fossés-jardins, de guérites et de deux palais jumeaux aux colonnes corinthiennes (inspirées de la colonnade du Louvre) situés sur la partie opposée au fleuve. Il proposa l’ouverture de la rue Royale et décida de l’emplacement de la nouvelle église de la Madeleine, de la création de deux fontaines (qui ne seront pas réalisées de son vivant) et de la statue du roi chevauchant (à la romaine) sa monture. 

La place Louis XV selon le plan originel de Gabriel

En 1792, la place Louis XV prit le nom de place de la Révolution, la statue du roi fut détruite (fondue) et remplacée par une statue de la Liberté. La place sera plus tard renommée place Louis XVI, en l’honneur du roi guillotiné ici (à l’emplacement de l’actuelle fontaine située côté nord).

 

Le projet de Jacques Ignace Hittorff 

La place Louis XVI en 1826 par Giuseppe Canella

En 1828, le terrain fut cédé à la Ville par l’État et un concours d’architecture fut organisé pour l’embellissement de la place. Hittorff y pris part avec neuf autres architectes, donc sept anciens prix de Rome. Avec leurs projets, ce sont ceux de 14 architectes (non sollicités) et de 40 anonymes qui furent exposés en 1829 à l’Hôtel de Ville. Il était alors prévu d’ériger sur la place Louis XVI une statue en mémoire du roi martyr guillotiné, mais la Révolution de juillet 1830 fit tourner court ce projet pour lequel Hittorff avait vu les choses en très (trop) grand, sans vraiment tenir compte du cahier des charges : 16 fontaines, 4 monuments équestres, de nombreux massifs fleuris et des centaines de lanternes au gaz… 

Projet d'Hittorff pour la place Louis XVI

L’année suivante, le vice-roi d’Égypte Méhémet Ali offrit à la France les deux obélisques érigés devant le temple d'Amon à Louxor. C’est Jean-François Champollion (1790-1832) qui choisit l’obélisque situé à droite en entrant : « Le pyramidion a un peu souffert, il est vrai, mais le corps entier de cet obélisque est intact, et d’une admirable conservation, tandis que l'obélisque de gauche, comme je m'en suis convaincu par des fouilles, a éprouvé une grande fracture vers la base. » Ironie du sort, Champollion ne verra jamais l’obélisque sur la place de la Concorde. 

Les obélisques du temple d'Amon

Le choix du nom de « place de la Concorde » ne doit rien au hasard : il marquait une volonté d’apaisement après des années de terribles événements. Quant à l’obélisque, monument venu d’un pays lointain et érigé par une civilisation disparue, il était neutre (au pire associé à l’image du Premier Empire, jugé inoffensif pour la monarchie de Juillet). Symbole idéal pour marquer la paix souhaitée, l’obélisque fit l’unanimité. 

Louis-Philippe (roi de 1830 à 1848) décida que l’obélisque serait érigé au centre de la place. Pour superviser ce nouveau projet, Hittorff, archéologue déjà notoire, était le mieux placé et fut chaudement recommandé auprès d’Adolphe Thiers (par Alexander von Humboldt).

En 1832, on lui confia la réalisation d’un obélisque en bois à l’échelle de l’original. Ce modèle lui permit d’avoir un aperçu de l’effet que donnerait le monolithe égyptien au centre de la place. L’obélisque éphémère fut au centre de toutes les attentions lors de l’Exposition de l’Industrie en 1834. 

L'Exposition de l'Industrie, en 1834, Préville et Guillaumot, graveur, Bullura, dessinateur
 

Anecdote amusante : Jean-Baptiste Lepère (1761-1844), qui allait devenir le beau-père d’Hittorff, faisait partie des scientifiques accompagnant Bonaparte durant la campagne d’Égypte. Il avait à cette occasion étudié et dessiné l’obélisque. Hittorff, qui était au courant de l’existence de ces dessins techniques, s’en servit pour évaluer et anticiper les problèmes auxquels il allait être confronté.

Les deux projets

En 1833, Hittorff fut nommé par Louis-Philippe architecte en chef de la place de la Concorde et commença à travailler sur deux nouveaux projets (chacun avec différentes variantes) : le premier présentait une place rectangulaire avec quatre fontaines, quatre entrées au milieu des côtés, sans fossés. Le second, plus coûteux, présentait une place octogonale, avec huit entrées, quatre fontaines et le maintien des fossés. 

Le premier projet présentait une place rectangulaire à quatre entrées

La Commission Municipale indiqua sa préférence pour le second projet car il préservait la forme octogonale voulue par Gabriel, « laquelle ne peut être sacrifiée sans interrompre la belle direction que présente le Cours-la-Reine ». Elle estima également nécessaire que les fossés et les pavillons d’angle soient conservés. Hittorff était tout à fait en accord avec cela. Enfin, par souci d’économie d’argent et d’eau, la Commission proposa de réduire le nombre de fontaines de quatre à deux. 

Le second projet choisi

Une fois qu’il fut certain que l’obélisque serait installé sur la place (décision du Ministère), le Conseil Municipal pris la décision d’ordonner les travaux le 24 avril 1835 en suivant les conseils de la Commission. Il fut décidé que les guérites de Gabriel seraient restaurées et surmontées des statues de huit grandes villes de France et que le fond des fossés serait fleuri.

 

Le socle de l’obélisque

Après un incroyable périple (qui pourrait faire l’objet d’un article entier) l’obélisque était arrivé à Paris en décembre 1833 et attendait d’être installé. Hittorff supervisa la réalisation d’un piédestal de 8 mètres de haut et de 240 tonnes (18 de plus que l’obélisque !) et choisit « la grandeur, la qualité et la beauté du granit » rose issu des carrières de l’Aber-Ildut, en Bretagne. Pour la forme, Hittorff s’inspira des piédestaux des obélisques des places romaines del Popolo, Saint Pietro et Navona.

Sur deux des faces du piédestal en granit, Hittorff réalisera quatre ans plus tard des illustrations polychromes (les couleurs n’ont pas subsisté) décrivant le prélèvement, le transport et l’installation de l’obélisque sur la place de la Concorde, la volonté étant clairement d’afficher les succès techniques de l’État français. Les deux autres faces avaient été un an auparavant gravées d’inscriptions rappelant le patronage du projet par Louis-Philippe et faisant allusion à l'engagement égyptien de la France depuis Napoléon Ier. 

Le 25 octobre 1836, l’ingénieur Apollinaire Lebas, qui avait supervisé le transport de l’obélisque, l’érige sur la place de la Concorde par un système de contrepoids à l’aide de 350 artilleurs devant une foule de 200 000 personnes. Louis-Philippe assiste discrètement au spectacle depuis l’hôtel de la Marine. Quand, après 4 heures, l’obélisque est enfin dressé et que le roi comprend que l’opération est un succès, il sort sur le balcon sous les hourras de la foule.

Érection de l'obélisque de Louxor, place de la Concorde, le 25 octobre 1836. Estampe de Théodore Jung

Hittorff proposa de coiffer l’obélisque d’un socle et d’une étoile dorés, mais son idée fut rejetée. Il fallut attendre 1998 pour que l’obélisque retrouve un pyramidion doré. À l’origine, il était fait d’électrum (alliage naturel d’or et d’argent). Il a été reconstitué par les ateliers Gohard en bronze doré à la feuille d’or (dans la teinte la plus proche possible de celle d’origine) grâce au mécénat de Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent.

Le saviez-vous ? À Louxor, l’obélisque reposait sur un socle décoré de 16 babouins dressés sur leurs pattes arrières. En effet, les babouins ont pour habitude de prendre cette position au lever du soleil, ce qui était interprété par les Égyptiens comme un geste de vénération : l’obélisque situé au dessus d’eux symbolisait un rayon solaire. Comme la prude société française de l’époque aurait certainement été choquée à la vue des sexes de babouins exposés au grand jour, on décida de ne pas installer ce socle sur la place de la Concorde. Les singes impudiques se retrouvèrent au Louvre…

©Musée du Louvre, dist RMN-GP / Christian Descamps

 

Les fontaines

Hittorff choisit de placer les fontaines comme l’avait imaginé Gabriel : dans l’axe de la rue Royale et du monument central et en les positionnant de façon à rappeler la forme d’une spina (barrière d’un champ de course antique). 

Durant son voyage en Sicile, Hittorff a l’occasion d’étudier les fontaines de  Messine et va s’en inspirer pour celles de la place de la Concorde. 

La fontaine d’Orion, à Messine, fut réalisée en 1553 par Giovanni Angelo Montorsoli (1507-1563) / © Hajotthu
 

Hittorff utilise un matériau nouveau dans les techniques d’ornementation : la fonte de fer. Le premier a avoir fabriqué de tels décors est son ami le fondeur Christophe-François Calla, dont le savoir-faire était jusqu’alors inégalé. Naturellement, Hittorff souhaita faire appel à lui pour réaliser les fontaines (ainsi que les colonnes rostrales et les candélabres) de la place de la Concorde mais, pour des raisons économiques, le marché fut remporté les fonderies de Tusey, entreprise lorraine créée quelques années auparavant (1832) par Pierre-Adolphe Muel, issu d'une famille de maîtres de forges vosgiens. Calla se consolera en réalisant sous la direction de son ami les fontaines des jardins des Champs-Élysées, et surtout les nombreuses œuvres en fonte de l’église Saint-Vincent-de-Paul. 

Socle des colonnes rostrales avec la référence aux Fonderies de Tusey

Comme pour l’obélisque, le décor des fontaines est neutre politiquement et célèbre le génie naval français en faisant référence au ministère de la Marine installé dans l’un des hôtels jumeaux édifiés par Gabriel.

La fontaine des Fleuves, située au nord de la place, personnifie le Rhin et le Rhône (sculptures de Jean-François-Théodore Gechter) et les récoltes de ces terroirs (sculptures de Honoré-Jean-Aristide Husson et de François Lanno). Sur la vasque du dessus se trouvent trois génies, allégories de la navigation fluviale, de l’agriculture et de l’industrie (sculptés par Jean-Jacques Feuchère).

La fontaine des Fleuves

La fontaine des Mers, située au sud, personnifie l’Océan et la Méditerranée (par Auguste-Hyacinthe Debay), la pêche des poissons, des coraux, des perles et des coquillages (par Antoine Desboeufs). Y figurent trois tritons et trois néréides (par Antonin-Marie Moine, Jean-Jacques Elshoecht et Louis-Parfait Merlieux) soutenant des poissons ainsi que trois génies associés à des cygnes symbolisant la navigation maritime, le commerce et l’astronomie (par Nicolas Brion). 

L'allégorie de l'Océan sur la fontaine des Mers
 
Une néréide de la fontaine des Mers

Dessin de la fontaine des Mers, par Hittorff

Le saviez-vous ? En 1861, les fontaines durent être restaurées et le procédé utilisé leur fit perdre les dorures et jeux de couleurs chers à Hittorff. Il fallut attendre la grande restauration de l’an 2000 pour que les fontaines retrouvent leur état originel.

 

Les statues des villes

Gabriel avait réalisé sur la place une enceinte octogonale ponctuée de huit pavillons (guérites). Il avait prévu d’y ajouter des groupes sculptés mais ce projet fut abandonné. Hittorff concrétisa cette idée en faisant réaliser huit statues féminines représentant chacune une grande ville commerçante de France. Elles sont placées, sur les guérites donc, dans la direction géographique des villes qu’elles représentent.


 

Hittorff confia la réalisation de ces statues à quatre sculpteurs. Chacun fut chargé de réaliser deux statues :  Jean-Pierre Cortot  (Rouen et Brest) , Louis-Denis Caillouette (Nantes et Bordeaux), James Pradier (Lille et Strasbourg) et Pierre Petitot (Lyon et Marseille).

Les statues de Bordeaux et de Nantes
 

Le saviez-vous ? La statue de Strasbourg fut drapée de noir à partir de 1871, date du rattachement de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Elle deviendra un symbole fort, de très nombreuses cérémonies et manifestations se tiendront devant cette guérite. Durant des décennies, des centaines de couronnes de fleurs seront déposées sur et au pied de la statue

Fête de l'Alsace-Lorraine, à l'occasion du 11 novembre 1918

Le saviez-vous ? Pour sculpter le visage de la statue de Lille, James Pradier s’est inspiré de celui de la fille de Louis-Philippe, la princesse Clémentine d’Orléans. Pour l’autre statue dont il avait la charge, Strasbourg, il prit comme modèle l’actrice Juliette Drouet qui était alors sa maîtresse et qui deviendra plus tard celle de Victor Hugo (dont elle tombera éperdument amoureuse).

 

Les colonnes rostrales et les candélabres

À partir de 1838 sont posées sur la place de la Concorde les 25 colonnes rostrales dessinées par Hittorff. Elles sont hautes de 7 mètres et pèsent chacune 5 tonnes. Comme les fontaines, elles sont réalisées en fonte de fer par les fonderies de Tusey et portent des proues de navire évoquant l’emblème de la Ville de Paris. 

 


Pour créer la plus grande place illuminée du monde, Hittorff associe aux colonnes rostrales des réverbères alimentés par « un gaz transportable sous une forme comprimée ». 

Estampe de Philippe Benoist (1813-1905)

Réverbère, place de la Concorde, entre 1858 et 1871, par Charles Marville (1813-1879)

La place de la Concorde, qui resplendit alors de mille feux, fascine et inspire l’Europe entière. 

© Agence Rol, 1928
 

La symbolique axiale

Dans la façon dont il pense l’aménagement de la place, Hittorff souhaite en faire le centre de la Nation. Les statues des villes sont un symbole d’unité nationale, l’obélisque et les fontaines mettent en avant les succès industriels et économiques français. D’autre part, la place de la Concorde est au centre géographique des lieux symboliques de la Nation : le gouvernement (le Parlement), la résidence du chef de l’État (les Tuileries), l’Église (la Madeleine) et l’Armée (l’Étoile).

Hittorff avait prévu des colonnes rostrales pour le pont de la Concorde, mais cela ne sera pas réalisé.

 

En 1847, Félix Pigeory (1806-1873) écrit « la Place de la Concorde est le centre du plus admirable panorama monumental qui soit au monde ».

Au grand regret de Hittorff, en 1852, Napoléon III décide de faire combler les fossés d’origine qui faisaient partie intégrante de l’ensemble pensé par le successeur de Gabriel. L’Empereur songea même à faire « place nette » en supprimant les fontaines et l’obélisque ! La place de la Concorde que l’on peut observer aujourd’hui est donc certainement bien moins belle et harmonieuse que celle qu’avait imaginée et aménagée Hittorff. Ça laisse rêveur… 

La place de la Concorde en 1846, par Jean-Charles Geslin (1814-1887)

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